samedi 7 avril 2007

CINEMA : GRANDS ET PETITS COMPLEXES

De l’autre côté du périph’, quel cinéma ?



Il y a un an, le groupe UGC ouvrait seize nouvelles salles sur le site de La Défense. Quelles répercussions sur le cinéma Les Lumières, à Nanterre ? Eclairages.

Ils ne sont pas rongés par l’inquiétude. Eux aussi ont leurs arguments. Et de solides. Ils sont là depuis longtemps. Ont un public fidèle. Mais quand même. Il y a dans l’air comme un parfum d’agacement. L'ouverture le 27 avril 2006 d’un UGC Ciné Cité, énorme complexe de 3 627 places, venant se substituer aux neuf salles de cinéma que possède déjà le groupe dans le centre commercial des Quatre Temps, sur le site de La Défense, est loin de susciter l’enthousiasme chez les exploitants des petits cinémas de proximité du département. Et pour cause.
« Longtemps, les majors ont refusé de s’installer à la périphérie des grandes villes sous prétexte que ce n’était pas rentable », explique Patrick Brouiller, directeur programmateur du cinéma Les Lumières, à Nanterre, et président de l’Association française des cinémas art et essai (Afcae). Pour mieux comprendre la situation, un retour en arrière s’impose.
Fin des années 70. L’arrivée du petit écran plonge l’industrie cinématographique dans une crise d’ampleur mondiale et nationale. Monsieur Cinéma doit désormais compter avec Madame Télévision. Et ce n’est pas sans conséquences : baisse constante de la fréquentation, désertion des salles. En 1977, « La dernière séance » d’Eddie Mitchell envahit les ondes. Prémonitoire ? « Tour à tour, les cinémas de quartier ont périclité, rappelle Patrick Brouiller, laissant des villes importantes dépourvues de tout équipement.» Les grands groupes font alors le choix de rester dans les « capitales ». Courageux. Mais pas téméraires. S’aventurer de l’autre côté du périph’, pas question.
Revirement de situation. « Aujourd’hui, sourit Ramon Murga, assistant directeur du cinéma de Nanterre, la banlieue attire les grands majors qui n’hésitent pas à tenir le discours inverse de celui qu’ils ont eu des décennies durant, occultant au passage que bien des villes ont été contraintes à financer elles-mêmes leur propre cinéma. » Cela a été le cas pour Nanterre qui, à la fin des années 80, crée Les Lumières. Elle en confie alors la conception et la réalisation à la Société d’économie mixte de Nanterre (Semna) et la gestion à une équipe d’exploitants professionnels. Le cinéma ouvre ses portes le 17 décembre 1988, parrainé par Michel Piccoli, Toscan du Plantier, Medhi Charef et Jane Birkin.










Par-delà l’Arc de Triomphe

Après temps d’années d’indifférence, pourquoi l’un des géants européens du cinéma décide-t-il de s’installer de l’autre côté de l’Arc de Triomphe ? L’engouement des majors pour l’ouest francilien ne serait pas si récent, paraît-il. Hugues Borgia, directeur général d’UGC Ciné Cité, explique : « Il y a 10 ans, alors que plusieurs projets de nouveaux cinémas étaient à l’étude dans la région parisienne, nous avons identifié le besoin d’un nouveau complexe cinématographique dans l’ouest, capable d’intéresser une large population ne disposant que d’une offre assez limitée. Grâce à ses caractéristiques, La Défense s’est rapidement imposée comme le lieu naturel d’une telle implantation. » Le site cadre parfaitement avec les exigences stratégiques du groupe : « Nous suivons toujours la même idée : aller dans un quartier dont les potentialités sont très fortes, fondées sur des données objectives telles que la situation géographique dans l’agglomération, son accessibilité, les activités qui entourent le cinéma et dont l’image peut se transformer radicalement à l’occasion de l’ouverture d’un UGC Ciné Cité. C’est ce qui s’est passé aux Halles et à Bercy qui sont devenus de véritables quartiers de cinéma », précise le directeur général.
D’autres raisons expliquent ce virage à l’Ouest. Parmi elles, la forte pression foncière qui a obligé le groupe à fermer quatre de ses complexes sur l’avenue des Champs-Élysées à Paris. Un cinquième, l’UGC Triomphe, est lui aussi menacé. Il est des moments où il fait bon s’expatrier. Au-delà du périph’.

Mission impossible (ou pas)

Le rendez-vous est fixé à 10 h. En bas de l’escalier Kolawsky. Le directeur du nouveau complexe de La Défense, Stéphane Briosne, nous reçoit, accompagné de deux charmantes représentantes en communication du groupe. A 32 ans, le « jeune » homme a déjà un sacré palmarès. Débutant à Lyon, à la Cité Internationale, il rejoint rapidement les nouveaux complexes Ciné Cité de Bercy et des Halles en tant que directeur adjoint, avant de prendre la direction de celui de Rosny-sous-Bois. Il est ambitieux et ne s’en cache pas. L’UGC Ciné Cité La Défense sera « le temple du cinéma de l’Ouest parisien », affirme-t-il. Faut-il croire que la bataille serait gagnée d’avance ? « Par définition, non. Mais, ajoute-t-il aussitôt, nos ambitions sont énormes. Nous entendons doubler d’emblée la fréquentation de 700 000 entrées annuelles enregistrées sur les neuf salles du cinéma UGC des Quatre Temps, qui fermeront leurs portes en mai prochain, et dépasser d’ici trois ans la barre des deux millions d’entrées sur notre nouvel équipement. » En effet.
Pour cela, le groupe se paie les moyens de ses ambitions. Soit 20 millions d’euros d’investissement. Pour un équipement de seize salles (de 163 à 394 fauteuils). La plus grande étant celle du Dôme. Magnifique. Au total, 12 000 m² consacrés au cinéma, du son numérique UGC HD dans toutes les salles, des écrans de 43 m² à 135 m². Ajoutons à cela un espace d’accueil de 1 200 m2 : hall, sandwicherie, café, expositions… Le tout réalisé par l’architecte italien Alberto Cattani. Pas de doute. UGC est un « pro » en matière de conception et de construction de belles salles.
Et puis, côté programmation, le groupe s’est fixé des objectifs de « titan » : diffuser environ 300 nouveaux films chaque année, soit une moyenne de six nouveautés par semaine, programmer plus de 100 séances quotidiennes... Sans oublier de faire du médiatique plein pot. En invitant, promet-on, chaque semaine des personnalités du milieu du cinéma. Début des festivités le 26 avril 2006 avec la présence de Tom Cruise venu présenter son nouveau film Mission impossible III et inaugurer le complexe UGC la veille donc de son ouverture au grand public. On saluera l’acteur. Pas le scientologue de renom.

Rester vigilants, mais confiants

La folie des grandeurs ? Vu d’ici, on est en droit de s’interroger. Dix huit ans après la création du cinéma Les Lumières, y-a-t-il péril dans la demeure ? Déjà, en 2001, lors de l’annonce de l’implantation d’un UGC à La Défense, la ville de Nanterre avait tiré la sonnette d’alarme. Redoutant une baisse de fréquentation des quatre salles (de 88 à 295 places) de son cinéma, elle avait formé un recours, finalement rejeté par le Conseil d’Etat au motif que « la fréquentation cinématographique dans la zone est notoirement inférieure à celle observée en région parisienne ».
Alors, UGC, un rouleau compresseur qui risque d’éteindre Les Lumières ? Et, plus largement, d’asphyxier 37 cinémas du département ? Le groupe se défend de ces mauvaises intentions. « Nous ne pouvons pas concurrencer les cinémas de Nanterre, Suresnes ou des autres villes environnantes, souligne Stéphane Briosne. Ce sont des salles de proximité qui fonctionnent avec des publics locaux. Notre positionnement est très différent du leur. Nous souhaitons rayonner sur toute la région ouest de l’agglomération parisienne, depuis la capitale (en particulier les 16e et 17e arrondissements) jusqu’aux confins des Yvelines et du Val d’Oise. »
A Nanterre, on reste optimiste. Le cinéma se porte bien : la baisse de fréquentation des salles enregistrée l’année précédente au plan national (environ 15 %) a été amortie en douceur au niveau local (seulement 4,5 %). En 2005, Les Lumières comptabilisaient 137 770 entrées contre 144 204, en 2004.
Tout de même, aucune inquiétude face à l’arrivée d’UGC ? « En dix huit ans, insiste Patrick Brouiller, nous avons su instaurer un climat de confiance avec notre public, qui vient de Nanterre essentiellement, mais aussi de Rueil, Chatou, Argenteuil ou Houilles. Va-t-il vraiment nous quitter pour aller dans un cinéma gigantesque à La Défense ? Je ne le pense pas. »
Plus inquiétant est selon lui « le phénomène de concentration de multiplex appartenant à UGC sur Paris et sa périphérie ». Quelques chiffres : UGC comptabilise à lui seul 14 cinémas et 103 écrans dans la capitale, auxquels s’ajoutent 15 cinémas et 165 écrans en région parisienne. « Entre cette politique d’extension et celle menée sur le plan tarifaire avec, notamment, la mise en place du système des cartes illimitées, UGC est passé de 25 % de part de marché à 45 % sur la capitale. Cela signifie qu’ils ont un droit de vie et de mort sur tous les films. J’estime que l’on est à la limite d’une situation d’abus dominant, forcément néfaste pour le reste du marché cinématographique », alerte le président de l’Afcae. Il reste néanmoins serein : « La peur n’évite pas le danger. Les cinémas locaux doivent rester extrêmement vigilants, mais confiants. A Nanterre, il nous importe avant tout de continuer à être rigoureux dans le travail qui est le nôtre. »
Seront donc pérennisées : la pratique de tarifs abordables pour que « le prix ne soit pas un obstacle à la fréquentation de nos salles », l’organisation d’avant-premières en présence de réalisateurs, d’acteurs et de producteurs. Mais aussi les nombreuses animations (projection de films suivant des cycles thématiques, mini festival de cinéma…) conduites depuis la création du cinéma en direction du jeune public (centres de loisirs, écoles maternelles et primaires). En 2005, 10 340 enfants ont ainsi été accueillis au cinéma. Depuis une quinzaine d’années, des actions sont également proposées aux collèges et, plus récemment, au lycée de la ville. Menées en plus des séances publiques, elles sont « le fruit d’une vision partagée de l’éducation à l’image entre la municipalité et la direction du cinéma » et « elles participent de l’identité des Lumières », souligne Ramon Murga. Avec comme matrice : faire du cinéma pour tous. Un cinéma à l’image de la ville vécue.

Une certaine idée du cinéma


L’idée est donc de présenter des films accessibles au plus grand nombre. Du coup, ne déroge-t-on pas à la stricte règle du cinéma « art et essai », visant à promouvoir des films d’auteurs plus confidentiels ? « Chaque année, depuis 8 ans, plus de la moitié des films que nous programmons sont des films classés art et essai, rappelle Ramon Murga. En 2005, Les Lumières ont diffusé 186 films. 121 d’entre eux étaient classés art et essai, dont 48 % en version originale (VO). » Et puis, il est temps de sortir des clivages. Ciné conso, ciné intello, l’opposition finit par agacer. « Il faut arrêter de penser le cinéma art et essai comme ce qui ne marche pas, parce que ennuyeux et trop intello ! », insiste le président de l’Afcae, convaincu que « les cinémas de proximité comme Les Lumières, classés art et essai, ont également vocation à présenter le pluralisme de la création cinématographique. » Sa devise, subtilisée à Jean Vilar, créateur du Théâtre national populaire : « Plus on connaît, plus on sait, plus on aime ».
« C’est la même chose pour le cinéma, insiste Patrick Brouiller. On commence par aller voir un film pour se distraire. On prend l’habitude d’y revenir. Peu à peu, le regard s’aiguise. On devient plus exigeant, puis on se tourne vers des films plus difficiles d’accès ».

Enfonçons le clou. Quelles différences dès lors entre ces aspirations plurielles et celles d’un UGC qui entend, dixit Stéphane Briosne, « s’adresser à tous les publics » et « proposer une programmation ouverte sur le cinéma mondial, allant des films à large audience aux films d’auteur » ?
Réponse de Patrick Brouiller : « UGC prendra uniquement les films art et essai qui marchent. » Le cinéma par goût du risque dans tout cela ? « UGC n’est pas dans ce créneau là. Le groupe doit toujours s’assurer que le film qu’il diffuse sera un succès ». Un court silence. « Un jour, Toscan du Plantier, producteur avisé et parrain du cinéma Les Lumières, m’a confié : « Dans le cinéma, il y a deux types de personnes : celles qui servent le cinéma et celles qui s’en servent » », sourit le président de l’Afcae. « En tant que cinéma de proximité, renchérit Ramon Murga, notre mission est totalement différente de celle d’UGC. Elle ne consiste pas à livrer des films en pâture aux spectateurs, entre une bouchée de pop-corn et une gorgée de glaçons au coca. Nous proposons des films dont nous sommes fiers et que nous avons choisis pour eux. » « Selon nous, le cinéma n’est pas seulement un lieu où l’on vient voir des films, insiste Patrick Brouiller. Il est aussi un lieu structurant en matière d’architecture et d’urbanisme. Un lieu de vie sociale dans la ville, qui participe de la démocratie locale. »

Peut-on cependant oser l’idée d’une complémentarité entre le grand complexe UGC et Les Lumières ? « Il y a de la place pour tout le monde, conçoit Patrick Brouiller, mais il n’est pas question, affirme-t-il catégorique, que l’on demande aux Lumières d’être le Samu de la diffusion cinématographique sur cette partie des Hauts-de-Seine ! Nous ne dérogerons en rien à ce qui a fait notre histoire et notre image de marque à l’égard de notre public. »
Le cinéma ? Que représente-t-il à leurs yeux ? A la version classique du nouveau directeur du complexe UGC de La Défense « à la fois un lieu de loisir et de détente pour le grand public et un espace de culture », celui des Lumières en préfère une plus imagée : « il est une arme de construction massive qui permet outre de se distraire, de susciter l’émotion et la prise de conscience citoyenne ». A méditer. En sortant.

Texte : Cécile Moreno
Photos : D.R.




Focus sur Les Lumières
Le cinéma Les Lumières a été créé en 1988 à l’initiative de la ville de Nanterre. Sa conception et sa réalisation ont été confiées à la Société d’économie mixte de Nanterre (Semna) et sa gestion à une équipe d’exploitants professionnels. Il est parrainé par Michel Piccoli, Toscan du Plantier, Medhi Charef et Jane Birkin. Il fait partie des 37 cinémas du département et des 29 équipements classés art et essai. Il se compose de quatre salles de 88, 126, 180 et 295 places. En 2004, il totalisait 144 204 entrées.


UGC non sans complexes
Créé par l’association de différents réseaux régionaux de salles de cinéma en 1971, le groupe UGC est aujourd’hui l’un des premiers groupes européens d’exploitation cinématographique. Il intervient également dans les domaines de la production, de la distribution et du négoce de droits audiovisuels. L’ensemble des activités d’exploitation, regroupé sous UGC Ciné Cité, compte aujourd’hui plus de 500 écrans. Répartis dans quatre pays d’Europe (France, Espagne, Belgique et Italie), ils totalisaient plus de 39 millions d’entrées en 2004.

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